MUSICALES (TRADITIONS) - Musique d’Afrique noire

MUSICALES (TRADITIONS) - Musique d’Afrique noire
MUSICALES (TRADITIONS) - Musique d’Afrique noire

Vers la seconde moitié du XXe siècle et jusqu’à nos jours, le progrès dans diverses disciplines des sciences humaines orienta les recherches ethnomusicologiques dans de nouvelles voies. C’est ainsi par exemple que les méthodes de la linguistique ou du structuralisme ont marqué certains travaux sur la musique africaine. Fait nouveau, des Africains eux-mêmes étudient la musique traditionnelle de leur propre pays et apportent ainsi une précieuse contribution à la connaissance des musiques africaines. Les enregistrements sur bande magnétique se multiplient, les phonothèques s’enrichissent, l’édition de disques se développe, l’étude des musiques de tradition orale se généralise. Mais alors même que les possibilités d’accéder aux musiques africaines n’ont jamais été aussi aisées, que le désir de les découvrir, de les étudier n’a jamais été aussi fort, il semblerait que le souffle de l’Occident sans cesse amplifié par les prodigieux moyens modernes de communication, en atteignant jusqu’au plus petit village où se perpétuait un art musical traditionnel, contribue précisément à la perte de celui-ci en faisant disparaître ou en tout cas en transformant radicalement les traditions musicales. Les moyens techniques et les raisons mêmes qui permettent aujourd’hui de mieux connaître les musiques traditionnelles d’Afrique sont aussi ceux qui imposent brutalement à l’Afrique traditionnelle d’adopter la culture occidentale ou de se fondre en elle. Les musiques africaines ne sont pas et n’ont jamais été immuables, mais elles se sont développées au cours des siècles dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler l’oralité, c’est-à-dire selon des principes foncièrement différents de ceux qui règlent la musique écrite occidentale.

Les génies de l’Afrique traditionnelle résisteront-ils aux assauts de plus en plus nombreux et de plus en plus puissants de la culture occidentale? Trouveront-ils leur place dans cette civilisation de l’universel que nous prédit Léopold Sédar Senghor?

1. Approches historiques

Ce que l’on sait de la musique traditionnelle en Afrique noire demeure insuffisant pour prétendre rendre compte des divers aspects de sa morphologie et de son organisation interne. Des équipements légers permettent à présent de procéder à des enregistrements de haute qualité et de longue durée, tout en offrant mobilité et discrétion sans lesquelles il est souvent impossible de saisir véritablement les manifestations musicales in vivo. Si l’on songe aux moyens dont disposaient jadis les précurseurs de ce qui devait être l’ethnomusicologie, on comprend à quel point l’étude des musiques de tradition orale (celles de l’Afrique par exemple) se trouvait entravée par des problèmes d’ordre pratique. Les possibilités de communication et de déplacement étaient dérisoires, comparées à celles d’aujourd’hui. Les Occidentaux qui voyageaient ou séjournaient en Afrique à un titre ou à un autre s’intéressaient parfois aux «musiques indigènes» et rapportaient chacun à leur manière ce qu’ils savaient de ces musiques. La valeur musicologique de tels témoignages, souvent imprécis ou ethnocentriques, est très irrégulière. Certains aspects concernant les instruments de musique et leur jeu, la danse, les cérémonies et les circonstances au cours desquelles la musique se manifeste, sont parfois correctement exposés, mais tout ce qui se rapporte à la musique en elle-même est insignifiant ou, pis, naïvement tronqué. C’est ainsi que la plupart des notations musicales, effectuées sur place et souvent de mémoire par des gens qui au demeurant n’étaient pas toujours des experts en solfège, ne rendent pas compte d’éléments qui sont primordiaux dans la perspective africaine: ces éléments (l’intonation, le timbre, la situation des hauteurs sonores dans le contexte de l’échelle ou du mode) échappent forcément à la notation musicale occidentale, puisque celle-ci n’existe avant tout que pour la musique qu’elle sert et qui lui est consubstantielle (la musique savante occidentale), mais n’offre en aucune manière les possibilités d’un système universel de notation. La naissance des premières techniques d’enregistrement sonore constitua l’étape décisive vers ce qui permettrait de capter et de reproduire avec une fidélité presque parfaite toute manifestation musicale; mais il fallut plus d’un demi-siècle avant que ces techniques fussent suffisamment au point pour servir d’une manière appréciable l’étude des musiques africaines.

Il est vrai que l’Occident était alors concerné surtout par les arts plastiques plus que par la musique: l’exposition des innombrables œuvres d’art plastique recueillies en Afrique était pratiquement possible, ce qui n’était pas le cas pour la musique. Cependant l’esthétique de compositeurs tels que Debussy, Stravinski et Bartók, le jazz, dont beaucoup pensaient qu’il ne devait pas être sans rapport avec la musique africaine, contribuèrent à développer le courant d’intérêt pour les musiques d’Afrique noire. Il fallut la conjonction de quatre données principales pour que s’ouvre largement le champ des possibilités d’accéder à la connaissance extensive et intensive des musiques de tradition orale et en particulier des musiques d’Afrique noire: l’application des méthodes ethnographiques à l’observation, à la description, à l’étude et à l’analyse de la musique; l’usage systématique du magnétophone autonome et la constitution de phonothèques ethnomusicologiques; le développement des moyens de transport; la multiplication des disques édités et distribués dans le monde. Avant que n’aient été réunies toutes ces conditions, plusieurs domaines de l’ethnomusicologie se développèrent remarquablement pendant la première moitié du XXe siècle sous l’impulsion d’ethnologues et de musicologues tels que Marcel Mauss, Béla Bartók, Constantin Brailoiu, Curt Sachs, André Schaeffner, E. von Hornbostel. Des principes méthodologiques fondamentaux furent établis en ce qui concerne l’approche des systèmes musicaux extérieurs à l’univers occidental de musique savante écrite. Les principes contenus dans deux courants principaux, l’ethnologie et la psychanalyse, furent appliqués à l’étude comparative des faits musicaux (vergleichende Musikwissenschaft ), où s’illustra notamment Sachs qui devait jouer un rôle déterminant dans la classification des instruments de musique. Brailoiu fit progresser considérablement l’étude des échelles et des rythmes en établissant notamment une théorie de l’échelle pentatonique qui sert toujours de modèle. L’étude des musiques africaines fut particulièrement redevable à plusieurs musicologues au premier rang desquels il faut citer E. von Hornbostel, P. Kirby, A. Schaeffner. Le domaine principalement concerné par ces études fut celui des instruments de musique, dont la qualité d’objets susceptibles d’être acquis puis transportés en Europe (contrairement à la musique elle-même) permit la constitution de vastes collections européennes à partir desquelles furent confrontés et étudiés les instruments musicaux africains.

2. Tradition orale

La première constatation qui s’impose est l’appartenance des musiques africaines au vaste domaine international des musiques de tradition orale: la musique est conçue, organisée, enseignée, conservée en dehors de tout système d’écriture. Contrairement à ce que certains pourraient croire, l’absence d’écriture musicale ne signifie nullement qu’en Afrique la musique se pratique instinctivement et s’improvise librement; d’ailleurs, l’écriture musicale telle qu’elle est conçue en Occident depuis la fin du Moyen Âge, mais surtout à partir de la Renaissance, a joué un rôle primordial sur la musique elle-même, entraînant celle-ci dans une aventure unique dans l’histoire de la musique mondiale. Les civilisations asiatiques, dont on reconnaît maintenant la haute valeur de l’art musical, n’ont jamais imaginé et développé la musique à partir de l’écriture. D’ailleurs, il apparaît qu’à l’heure actuelle les compositeurs contemporains occidentaux qui recherchent de nouvelles voies musicales s’écartent, par la force des choses, du système de notation traditionnel, tant celui-ci est consubstantiellement lié au type de musique qu’il servait. Le premier caractère général de la musique en Afrique – le fait que celle-ci ne soit pas écrite – ne peut apparaître comme remarquable que du point de vue de la musique savante occidentale, puisque partout ailleurs les musiques sont aussi de tradition orale. Il reste que la conception occidentale de la musique (surtout de la musique dite classique), la manière dont elle est composée puis déchiffrée, travaillée, interprétée, exécutée dans un certain contexte (le concert) rendent pour cela malaisée l’approche des musiques de tradition orale. C’est ainsi par exemple qu’on risque de prendre certains traits pour caractéristiques de telle musique africaine parce que différents de la musique occidentale écrite, alors qu’ils sont communs à toutes les musiques de tradition orale (cf. ETHNOLOGIE - Ethnomusicologie).

Il existe plusieurs façons très différentes, voire opposées, d’approcher une musique africaine donnée: celle de l’ethnomusicologue, qui analyse froidement et décrit les divers aspects de la forme musicale selon les principes scientifiques de l’ethnomusicologie; celle de l’amateur étranger à la culture musicale envisagée, qui perçoit à sa manière (forcément artificielle), en recherchant l’émotion esthétique; celle enfin du musicien africain ou de n’importe quel membre de la communauté africaine considérée, qui participe à un titre ou à un autre à la musique en question. Pratiquement, un seul de ces trois angles d’approche, nécessairement incompatibles, peut être utilisé selon la situation de chaque individu; ce qui signifie que, pour ceux qui n’appartiennent pas à la communauté africaine au sein de laquelle la musique se vit, seules les deux premières façons sont possibles.

La situation de l’ethnomusicologue

L’ethnomusicologue est par définition étranger, par sa démarche analytique et scientifique, à l’univers des musiques africaines. Même dans le meilleur des cas, lorsqu’il est originaire de la société africaine dont il étudie la musique ou plus souvent lorsqu’il a vécu un certain temps avec les gens qui pratiquent la musique en question, il reste, par ses méthodes d’analyse, ses critères de référence, sa connaissance ethnomusicologique et sa prise de conscience, un étranger vis-à-vis de la musique telle qu’elle vit, telle qu’elle est animée et ressentie par tous ceux qui y participent. Il est condamné à une certaine forme d’ignorance et d’isolement qui lui permet précisément de conquérir une autre forme de savoir, dont l’intérêt scientifique est primordial dans la perspective d’une meilleure connaissance des phénomènes musicaux. C’est ainsi qu’il peut mettre en lumière des structures déterminées dans l’ordre des hauteurs sonores (échelles, modes, formes mélodiques), du rythme, des relations avec le contexte social et religieux, jusqu’à établir une véritable «théorie» de la musique, se rapportant à des musiques qui jusqu’à présent n’en avaient jamais connu bien qu’inconsciemment elles s’y rapportassent. On pourrait définir l’ethnomusicologue comme étant le «théoricien des musiques sans théorie», formulant les règles de l’organisation cohérente et complexe des langages musicaux qui s’étaient toujours refusé à livrer les secrets d’une théorie détenue par la mémoire des ancêtres. D’une certaine manière, l’ethnomusicologue est un démystificateur; il nous apprend que, si nous ressentons telle musique écossaise ou africaine comme «chinoise», c’est que toutes trois font usage de l’échelle pentatonique anhémitonique. Mais aussi, grâce à son ouverture sur les musiques du monde entier – situation exceptionnelle et toute nouvelle – , il peut reconnaître le singulier du général et mettre l’accent sur les structures musicales largement répandues dans le monde, alors que jusqu’à présent, par ignorance, on les avait considérées comme spécifiques de telle ou telle région. À long terme, il se propose d’énoncer les règles fondamentales du comportement musical de l’homme, fondées sur la constatation des faits et non pas sur une seule conception de la musique envisagée en Occident, naïvement considérée comme universelle.

Dans son approche des musiques africaines, l’ethnomusicologue est particulièrement désorienté par la multitude, la diversité des civilisations musicales qu’il rencontre. Pour cette raison, il concentre en général son action sur telle ou telle ethnie, quitte à négliger les musiques des autres populations qui pourraient avoir joué un rôle important dans l’histoire de la musique de l’ethnie concernée. Parfois même il n’étudie en profondeur qu’un certain genre de musique d’une seule ethnie. L’ethnomusicologue pourrait alors être appelé ethnomusicographe par analogie avec l’ethnographe. D’autres s’appliquent au contraire à étudier la musique sur un vaste ensemble et dans une perspective comparative. Les deux méthodes se complètent. Les difficultés exceptionnelles que rencontre l’ethnomusicologue africaniste, à cause de la multiplicité et de la diversité des civilisations et des formes musicales de l’Afrique traditionnelle, ne sont pas décourageantes car, si elles se posent, c’est bien que l’Afrique offre un champ d’étude exceptionnellement riche, par cette même diversité et multiplicité de la manifestation musicale toujours vivante.

La situation de l’amateur étranger

Il est rare que la situation d’ethnomusicologue détermine le premier pas qui mène les non-Africains vers la musique africaine. Heureusement d’ailleurs, car les ethnomusicologues sont si peu nombreux qu’en les prenant tous (y compris ceux qui sont principalement concernés par l’Asie, l’Europe ou l’Amérique), on arriverait à un chiffre si faible qu’il y aurait à désespérer sur les chances d’intéresser le public international aux arts musicaux de l’Afrique. En fait, un public de plus en plus grand s’intéresse aux musiques d’Afrique sans savoir très bien comment celles-ci se situent dans leur cadre traditionnel et sans chercher à les étudier ni à les saisir sous l’angle ethnomusicologique. Il y a des musiciens de jazz, des compositeurs occidentaux, des chercheurs de valeurs nouvelles, des amateurs d’exotisme et de nouvelles sonorités qui disent apprécier hautement les musiques africaines sans avoir jamais été en Afrique, sans savoir comment les Africains eux-mêmes participent à ces musiques, sans se soucier d’aucune approche ethnomusicologique qu’ils considèrent d’ailleurs comme inutile, prétentieuse et faussée. Le détachement à l’égard du contexte traditionnel dans lequel la musique se situe, l’ignorance du savoir ethnomusicologique leur permettent de connaître une spontanéité dépourvue de tout esprit critique, grâce à laquelle ils saisissent peut-être certains aspects irrationnels mais essentiels de l’expression musicale en dehors de tout contexte culturel spécifique. Le plus souvent, ils projettent leurs préoccupations conscientes ou inconscientes sur les musiques africaines qu’ils reçoivent comme des témoignages messianiques. Les musiciens de jazz pensent retourner aux sources, les compositeurs occidentaux trouvent de magnifiques réponses aux questions posées par l’art contemporain: chacun y trouve son compte. Quel que soit le côté naïvement arbitraire de cette manière d’approcher les musiques africaines, qui rappelle la façon dont l’Occident a ressenti l’art nègre en matière de sculpture, rien ne permet de dénoncer une telle attitude qui a le mérite d’être foncièrement chaleureuse et qui peut seule créer un véritable courant international dans lequel l’Afrique, déformée certes mais cependant présente, aurait sa place. De toute façon, la marche de la civilisation industrielle occidentale vers l’Afrique rendra caduques les musiques africaines telles qu’elles existent actuellement, indissociables du contexte socio-culturel traditionnel qui les porte. Pour survivre dans un monde en évolution aussi rapide que le nôtre, les œuvres d’art sont inévitablement condamnées soit au musée (ici les phonothèques musicales), soit à la métamorphose.

La situation de l’Africain concerné

La musique, comme la langue, la religion, l’organisation sociale, représente une des bases importantes de toute société traditionnelle en Afrique. Exceptionnellement isolée de tout contexte religieux et social, elle s’intègre admirablement aux divers aspects de la vie traditionnelle. N’importe qui ne joue pas n’importe quelle musique à n’importe quel moment avec n’importe quel instrument n’importe où. Il est des musiques qui ne se jouent que tous les quinze ans, d’autres qui sont associées uniquement à telle cérémonie ou à tel genre d’activité (récoltes par exemple), d’autres qui ne peuvent être entendues que par les hommes. Chaque membre de la société traditionnelle apprend à danser, à chanter les musiques qui lui reviennent selon son sexe, son appartenance à telle ou telle classe d’âge, sa fonction sociale. On apprend la musique comme on apprend à parler. Il est difficile de généraliser tant est vaste et diversifié l’univers traditionnel africain. C’est ainsi par exemple qu’on rencontre des musiques jouées exclusivement par des professionnels (en Afrique de l’Ouest), d’autres jouées uniquement pour des chasseurs (Malinké) ou pour accompagner les combats des bouchers (Haoussa). Il existe des musiques qu’on joue pour soi-même, pour appeler le bétail, pour endormir un enfant, pour s’adresser aux dieux ou pour séduire amoureusement. Dans l’ensemble, la musique apparaît en Afrique comme un langage aux vertus exceptionnellement puissantes dont on ne doit pas user inconsidérément: en cela, elle s’oppose à la musique de concert, à la «musique de transistor» telle qu’elle est consommée actuellement en Occident. Tout comme un Sénoufo parle la langue sénoufo sans en connaître les structures linguistiques, le même Sénoufo parle la musique sénoufo sans en connaître les assises ethnomusicologiques. Sa manière de vivre la musique ne peut guère s’imaginer lorsqu’on n’est pas soi-même Sénoufo inséré dans la vie traditionnelle. L’ethnomusicologie ne peut pas rendre compte de l’essentiel de cette manière de vivre la musique sénoufo, pas plus qu’on ne peut rendre compte d’une odeur. Que le langage musical sénoufo soit organisé, le Sénoufo lui-même ne s’en soucie guère: il se plie plus ou moins inconsciemment aux règles musicales qui s’imposent à lui et que l’ethnomusicologue mettra en lumière. Au regard de l’Afrique, la musique est faite pour être vécue. L’analyse apparaît comme inutile, voire sacrilège.

3. Rôle de la musique dans la vie traditionnelle

Il y a d’une manière générale en Afrique une prédilection pour le global, qui pourrait être prise au premier abord pour une manifestation de confusion, voire de primitivisme. Lorsqu’on y regarde de plus près, on s’aperçoit qu’il y a une recherche parfois très élaborée de l’effet du global et de ses résonances irrationnelles, notamment dans le domaine musical. Alors que les Occidentaux semblent se complaire dans l’analyse et la recherche de la précision, comme pour se rassurer en manifestant leur pouvoir sur le temps et l’espace infinis qui les angoissent, les Africains paraissent au contraire vouloir épouser la complexité du monde en évitant la précision et l’analyse, quitte à brouiller les cartes avec beaucoup d’ingéniosité. La comparaison entre le piano par exemple et le xylophone africain connu sous le nom de balafon est assez significative à cet égard. Le piano donne des sons clairs et précis tandis que le balafon donne des sons brouillés. On pourrait croire que le côté brouillé des sons du balafon provient de la rusticité de l’instrument: il n’en n’est rien. En effet, si l’on joue sur un simple jeu de lames de bois posées sur deux traverses, on obtient des sons clairs qui charment l’oreille occidentale. Un tel instrument existe bien chez les Sara du Tchad, mais il est réservé aux enfants ou aux élèves futurs joueurs de balafon. L’instrument sérieux – celui dont on joue en public – comporte, au-dessous des lames posées sur un châssis, un jeu de résonateurs en calebasse: chaque calebasse est soigneusement choisie de manière à s’accorder à la lame qui lui correspond (le volume de la calebasse est proportionnel à la longueur de la lame correspondante). Sur chaque calebasse, une fine membrane est collée pour obturer un trou préalablement pratiqué sur la paroi. Lorsqu’on frappe alors une lame, on obtient le son habilement et artificiellement brouillé qui résulte de la résonance de la lame additionnée à celle du volume d’air contenu dans le résonateur en calebasse et enfin à celle de la membrane qui vibre à la manière d’un mirliton. Cette recherche manifeste du son brouillé, qu’on retrouve d’ailleurs à propos de nombreux instruments musicaux africains autres que le xylophone, marque bien cette volonté de ne pas opposer l’instrument musical à l’homme (à la voix humaine notamment), quitte à donner l’impression qu’il s’agit d’une voix masquée , déformée, mais d’une voix quand même. Plus généralement la musique est envisagée comme partie intégrante du verbe , parfois même confondue avec le langage parlé, avec la danse, avec la cérémonie dans laquelle elle se situe; il est fréquent de donner à telle musique le même nom que la cérémonie au cours de laquelle elle se joue.

L’étroite relation entre la musique, la danse, la parole et finalement la vie sociale elle-même dominée par la religion rend souvent difficile l’établissement d’une distinction très stricte entre musique profane et musique sacrée. Il existe cependant des genres qui appartiennent plus précisément au domaine du sacré (musiques rituelles, musiques d’initiation) que d’autres (berceuses, complaintes), même si ceux-ci s’y rattachent aussi d’une certaine manière.

Musique profane

On rencontre ainsi des types de musique, relativement détachés du sacré et semblables par le genre (chant de travail, musique de divertissement, berceuses, complaintes) et parfois même par la structure musicale (la rythmique et les tournures mélodiques des chants d’enfants) à ce qui se retrouve un peu partout dans le monde. Certaines de ces musiques sont jouées dans la solitude pour endormir un enfant, pour exprimer la mélancolie ou tout simplement pour se divertir. Le jeune gardien Bariba du Bénin qui veille seul sur le champ de mil fait de la musique pour éloigner les oiseaux et les singes, mais aussi pour se distraire. Il est assis, quatre pièces de bois posées sur ses cuisses; une pierre dans chaque main lui sert à percuter le petit xylophone ainsi constitué. La musique et la danse sont souvent associées au point que l’une ne peut pas exister sans l’autre, tel ce divertissement des femmes Balari du Congo qui chantent en s’accompagnant elles-mêmes d’une suite rythmique composée à partir d’un ensemble de percussions, d’entrechocs et de résonances exclusivement corporels, obtenue au cours d’une sorte de danse des mains jointes, doigts écartés. La danse est exécutée en position assise: dans un mouvement vertical de va-et-vient, les deux mains jointes viennent percuter sur la tranche inférieure contre le genou et, sur la tranche supérieure, tantôt contre le menton, tantôt contre le front. Au cours de cette danse, les doigts s’entrechoquent à chaque percussion contre le genou, le menton ou le front. Tandis qu’une seule femme chante véritablement, le jeu rythmique est obtenu au total par la combinaison de la danse des deux mains jointes et de claquements de langue. Le choc des mains jointes contre le menton provoque le vibrato de la voix. Il est impossible de citer ici les multiples occasions au cours desquelles la musique naît de ces danses embryonnaires que sont les gestes répétés du travailleur ou de ces femmes qui, par exemple, pilent le mil à plusieurs autour d’un même mortier en faisant danser les pilons qui percutent les uns après les autres en un rythme organisé. Les gestes du cultivateur, du piroguier engendreront des rythmes qui, comme les percussions des pileuses de mil, métamorphoseront en musique et danse ce qui pourrait sembler être corvée et travail pénible. Dans certains cas, la musique peut servir à des fins inattendues, par exemple à se procurer les termites dont la chair est très appréciée des Dakpa de République centrafricaine. Deux hommes chercheront à faire sortir les insectes de la termitière en chantant et en frappant avec une paire de baguettes contre la paroi d’une calebasse afin d’imiter le bruit de la pluie qui attirera les termites à l’extérieur.

Musique sacrée

La musique rituelle représente souvent en Afrique le domaine le plus riche, le plus élaboré, le plus strictement organisé de l’ensemble des manifestations musicales. De l’avis même des Africains, il s’agit là de la vraie musique, la plus sérieuse et la plus représentative, au même titre qu’en Occident on considère la musique dite classique comme plus importante que la chanson populaire. À la musique rituelle se rattachent les musiques de cour, là où se développèrent des royaumes (Dahomey, Mossi, Mali, Congo, Uganda). L’initiation des garçons ou des filles donne lieu à d’importantes manifestations musicales représentant souvent les aspects les plus remarquables, les plus élaborés et les plus fidèlement transmis du répertoire musical de chaque société africaine. La naissance des jumeaux est souvent accompagnée par des musiques spécifiques. De nombreuses manifestations musicales et chorégraphiques ont lieu au cours des funérailles. Chez les Babinga de République centrafricaine, on joue une certaine musique avant la chasse à l’éléphant, une autre après que l’éléphant a été tué. Les sociétés secrètes d’hommes ou de femmes ont aussi leur musique rituelle. Au Tchad, chez les Toupouri, les jeunes hommes buveurs de lait sont particulièrement réputés pour leurs chants. Chaque année ils se regroupent en dehors du village pour suivre une cure de lait de vache destinée en principe à rendre fort et à embellir. Formant une véritable société provisoire au sein même de la société à laquelle ils appartiennent, les buveurs de lait mènent une vie particulière et ont droit à certaines libertés qui leur seraient refusées en temps normal. Ils se manifestent lors des fêtes villageoises (en chantant et en dansant) et prennent plaisir à exhiber leur force musculaire; leurs chants, appris et mis au point lors des veillées, sont accompagnés par d’énormes tambours. Les récoltes, les semailles, la pêche, la chasse donnent souvent lieu à des manifestations musicales importantes. La musique semble alors jouer un rôle de médiateur entre les hommes et les dieux; elle détient le pouvoir d’attirer les premières pluies, de conjurer le mauvais sort, d’introniser un roi, de transformer les enfants en hommes adultes.

Musique professionnelle

La plupart des musiques dont il a été question jusqu’à présent étaient le fait de gens – chasseurs, pêcheurs, cultivateurs, initiés, enfants, etc. – pour qui la musique ne constitue pas l’activité principale. Il ne faudrait pas croire pour autant que ces musiques ne nécessitent qu’un apprentissage sommaire: s’il est vrai que les enfants apprennent à chanter en écoutant faire les autres, les jeunes hommes en cours d’initiation sont entraînés pendant des mois à apprendre chants et danses; certains d’entre eux, parmi les mieux doués, peuvent être admis à tenir les rôles de solistes ou d’instrumentistes. Dans la société des adultes, il en va de même: n’est pas chanteur principal ou tambourinaire qui veut. L’appartenance à telle ou telle famille peut être exigée pour jouer de certains instruments sacrés. Qui plus est, la société reconnaît les qualités musicales de tel ou tel dont la voix ou la virtuosité instrumentale sont jugées particulièrement remarquables.

Il existe cependant en Afrique de l’Ouest et dans les régions islamisées d’Afrique centrale ou orientale de véritables musiciens professionnels qui ne vivent pratiquement que de leur art. Ces professionnels, qu’il est convenu d’appeler «griots», sont constitués en castes fermées au sein desquelles se transmet de génération en génération un savoir très étendu, portant non seulement sur la musique, sur l’art de jouer de certains instruments et de chanter, mais aussi sur l’histoire, l’art de flatter, de vanter les mérites des familles et des hommes, d’amuser et de distraire. Véritables dépositaires de la tradition orale, les griots sont parfois attachés à la cour d’un monarque, d’un chef ou encore d’un groupement professionnel (griots de chasseurs, griots de bouchers), parfois indépendants et voyageurs, ils vont de village en village exercer leur métier de musiciens et de louangeurs. Les instruments de musique qu’utilisent les griots sont caractéristiques en ce sens qu’ils ne se rencontrent pas en principe entre les mains de non-griots: harpe-luth kora et xylophone (Guinée, Sénégal, Mali), vièle monocorde, flûte oblique, hautbois conique, longues trompettes, tambours d’aisselle (Nigeria, Tchad, Niger). Il arrive que certains griots soient en même temps forgerons (Touareg). Il arrive aussi que des aveugles ou d’autres infirmes deviennent musiciens professionnels sans pour autant être considérés véritablement comme des griots.

4. Moyens et formes d’expression musicale

D’une manière générale, une musique s’organise à partir de structures intemporelles (échelle, mode) et de schémas mélodiques et rythmiques envisagés dans un cadre temporel abstrait, c’est-à-dire en dehors de toute situation vécue dans un temps concret forcément unique. La part laissée à ce qu’on appelle tantôt exécution ou interprétation, tantôt improvisation – qui signifie en fait accomplissement de la musique dans le temps réellement vécu – varie considérablement selon le type de musique envisagé.

En Afrique, il n’y a pas d’œuvre musicale conçue et fixée par l’écriture, mais un ensemble formel plus ou moins complexe, plus ou moins défini selon les cas, à partir duquel prend naissance l’œuvre proprement dite au moment où elle se joue. Chaque musique africaine est une œuvre potentielle dont la structure principale, envisagée dans un cadre temporel abstrait, est mémorisée. Elle prend corps véritablement lorsqu’elle se réalise dans le temps concret, lorsqu’elle se joue. Cette réalisation fait plus ou moins appel à ce qu’il est convenu d’appeler l’improvisation, c’est-à-dire à la possibilité d’introduire des éléments variables qui s’organisent cependant à partir d’un certain nombre de règles précises, mais qui ne sont pas contenus dans l’œuvre potentielle stricto sensu. L’improvisation permet ainsi de parfaire l’œuvre potentielle dans sa manifestation temporelle, de l’ajuster à la complexité de la situation donnée (celle du ou des musiciens, du public; le lieu, le moment, le contexte religieux ou social, la danse, etc.) et d’obtenir ainsi l’accomplissement véritable de la musique. Le domaine auquel s’applique l’improvisation et l’importance de son rôle sont très variables selon le type de musique envisagé. Elle se manifeste parfois au niveau mélodique (ornementation), à celui du rythme, dans l’accompagnement instrumental de la voix, dans l’organisation des intensités et des timbres. Elle est parfois si réduite qu’elle rejoint la notion d’interprétation telle que l’envisage la musique occidentale écrite. Contrairement à l’idée généralement reçue, les musiques africaines sont véritablement composées et non pas librement improvisées. Lorsque l’improvisation intervient, elle s’organise selon des règles précises en se référant aux éléments fixes et déterminés que sont par exemple une échelle, un mode, un schéma mélodique, une structure rythmique principale, une combinaison spécifique de timbres.

Instruments de musique et primauté du timbre complexe

Le nombre de types d’instruments musicaux recensés jusqu’à présent en Afrique est considérable. Il existe d’abord de multiples façons dont le corps humain, les éléments naturels, les objets de toute sorte peuvent être utilisés comme instruments de musique: battements de mains, entrechocs et percussions corporelles, abdomen résonateur (arc musical); battage rythmé de l’eau; pilons percutés sur mortier, bruits de meule, percussion du rebord de pirogue...

Dans la famille des instruments à air, on rencontre de nombreux types de flûtes (droite à encoche, à bec globulaire, traversière, oblique) et de sifflets (en terre, en bois, en bambou, en roseau, en tige de papayer), des clarinettes idioglottes (en tige de mil), des trompes de toutes tailles (en corne d’animal, en défense d’éléphant, en bois), les longues trompettes en métal et le hautbois conique (alghaïta ) des régions islamisées.

Parmi les instruments à cordes, on trouve notamment des arcs musicaux (arc-en-bouche, arc-en-terre, arc à résonateur en calebasse), des pluriarcs, des harpes (angulaires, fourchues, arquées), des lyres, des cithares, des luths (à une ou plusieurs cordes), des harpes-cithares et des harpes-luths, des vièles monocordes.

La famille des tambours comporte une très grande variété d’espèces à une ou à deux peaux, à tension variable (tambour d’aisselle, tambour sur cadre), à friction, avec timbre, de forme tubulaire, tronconique, sphérique, avec charge au centre de la membrane.

Les instruments à percussion ou entre-choc abondent, tels les hochets, les sonnailles, les bruiteurs, les phonoxyles, les xylophones, les clochettes.

Certains de ces instruments sont assez largement répandus, d’autres sont relativement localisés: le xylophone par exemple se rencontre en Afrique de l’Ouest, en Afrique centrale et orientale et dans le sud du continent, aussi bien dans les zones forestières que dans les régions de savanes; en revanche, la lyre ne se trouve qu’en Afrique orientale. Certains ne peuvent être joués que par les hommes (la flûte chez les Touareg) ou au contraire par les femmes (la vièle monocorde chez les Touareg); d’autres sont réservés exclusivement aux professionnels (alghaïta ) ou à telle ou telle catégorie de personnes (guérisseur, initié) et doivent être utilisés seulement dans certaines circonstances. Certains instruments sont caractéristiques d’une aire culturelle donnée; c’est ainsi que le luth à une ou plusieurs cordes, la vièle monocorde, le tambour d’aisselle, la flûte oblique, le hautbois conique et les longues trompettes métalliques se trouvent dans les régions islamisées. La harpe-cithare mvet se rencontre au Gabon et au Cameroun, la harpe-luth kora au Sénégal, au Mali et en Guinée, la lyre ou la cithare sur cuvette dans certaines régions d’Afrique centrale ou orientale. Certains instruments tels que le rhombe ou l’arc musical sont vraisemblablement d’origine très ancienne; d’autres au contraire (la kora par exemple) révèlent de par leur facture une origine plus récente. Alors que de nombreux types d’instruments musicaux africains se retrouvent ailleurs dans le monde, la sanza assez largement répandue en Afrique ne se trouve nulle part ailleurs, sauf dans certaines régions d’Amérique latine où les Africains l’ont apportée. Si certains instruments ont avant tout une fonction rythmique, les tambours par exemple (encore que le tambour d’aisselle serve souvent à de véritables exécutions mélodiques), d’autres, tels le xylophone, la flûte, la kora ou la vièle monocorde, offrent de grandes ressources mélodiques qui sont utilisées soit pour elles-mêmes (en solo), soit pour accompagner le chant ou s’insérer dans un ensemble. Il y a aussi des instruments dont la fonction première est d’afficher leur sonorité propre, leur timbre spécifique qui peut représenter la voix des ancêtres (rhombe), celle d’une divinité (la trompe qui suit le masque goli des Baoulé), celle d’un animal sacré (la voix du léopard du tambour à friction bacongo), ou symboliser le pouvoir d’un monarque (les trompes en ivoire du Congo, les tambours royaux du Morho Naba mossi, les longues trompettes du Nord Cameroun). D’autres instruments, lorsqu’ils sonnent dans certaines circonstances, ont le pouvoir d’éloigner les esprits maléfiques, de faire tomber la pluie ou de rendre féconde une femme. Parfois même, ils sont considérés comme de véritables personnages: les matériaux qui les composent, leur forme, le fait qu’ils aient été consacrés leur confèrent en tant que tels, même lorsqu’ils ne sonnent pas, une personnalité bien définie et un pouvoir spécifique qui les distinguent des autres objets. Cela est particulièrement évident des trompes babembé du Congo, qui sont de véritables statues creuses représentant chacune un personnage précis.

La couleur du son et la physionomie du timbre jouent en général un rôle capital en Afrique. Souvent les sonorités claires, simples et précises sont évitées au profit de timbres brouillés, complexes, artificiellement enveloppés d’une sorte de halo qui pourrait faire croire qu’il s’agit de voix humaines camouflées, masquées ou, peut-être même, d’expressions sonores surhumaines telles qu’on pourrait les imaginer, non pas dans l’abstrait, mais à partir de ce que l’on connaît des manifestations sonores de l’homme, des animaux et de la nature. L’importance du timbre et sa complexité en Afrique ont déjà été évoquées à propos du balafon (xylophone à résonateurs en calebasse) et de la danse des mains jointes des femmes Balari du Congo. Deux autres exemples d’instruments apparemment rudimentaires pourraient en témoigner à nouveau. L’arc musical, qui ressemble à un simple arc de chasseur, est maintenu de manière telle que la corde passe entre les lèvres du musicien; en frappant la corde avec une baguette de bois, le musicien fait vibrer celle-ci alors que, de l’autre main, il peut déplacer une autre baguette le long de la corde; en combinant l’action de la première baguette qui ébranle la corde, celle de la seconde qui modifie la longueur de la partie vibrante et celle de la cavité buccale qui en faisant varier le volume de résonance favorise tel ou tel harmonique du son fondamental tout en adjoignant ses propres résonances, le musicien peut jouer une véritable mélodie articulée sur un ensemble de sonorités complexes caractéristiques de l’arc musical. La profusion des effets qui conduisent au jeu d’une sorte de cithare construite par un enfant babembé du Congo est aussi significative. Les éléments constitutifs de l’instrument sont les suivants: une longue tige végétale dont on a détaché partiellement, sur la longueur et en son milieu, une bandelette d’écorce faisant office de corde vibrante, tendue de part et d’autre sur deux chevalets en épis de maïs; une paire de baguettes; une boîte ouverte en fer-blanc, contenant des gravillons. Trois enfants sont accroupis face à l’instrument; tandis que l’un d’entre eux maintient la stabilité de la tige, l’autre exécute une batterie en frappant la corde avec les deux baguettes; le troisième met en contact avec la corde le fond de la boîte métallique, dont il recouvre épisodiquement plus ou moins l’ouverture avec la main droite. Ainsi, la corde ébranlée transmet ses vibrations au récipient métallique dans lequel les gravillons entrent en mouvement; on entend simultanément les battements des baguettes contre la corde, l’ensemble boîte-gravillons qui sonne à la manière d’un hochet et les variations de résonance obtenues par l’ouverture plus ou moins grande de la boîte. L’orchestre miniature que constitue un tel instrument offre des combinaisons de timbre inattendues. Plus généralement, l’adjonction très fréquente (pour ne pas dire systématique) de bruiteurs de toutes sortes – mirlitons, sonnailles métalliques, grappes de coquillages (cauris) ou de coques végétales – à des instruments tels que la harpe, le luth, le xylophone ou le tambour est significative de cette prédilection africaine pour les timbres complexes et brouillés.

La parole chantée et les instruments qui parlent

De tous les instruments de musique, il en est un qui occupe une place prépondérante: la voix humaine. Apprendre à chanter est aussi indispensable pour un enfant que d’apprendre à marcher ou à parler. Le chant, qui se pratique dès le très jeune âge au cours des jeux collectifs ou tout simplement dans la solitude, est non seulement un mode d’expression naturel mais un véritable outil nécessaire à l’accomplissement de l’homme dans la société. Le chant choral, parfois associé à la danse, apprend à l’individu à s’insérer dans un groupe et à s’identifier à lui. Il est considéré en Afrique comme un des moyens les plus importants d’assurer pleinement l’intégration de l’individu à la collectivité. C’est pourquoi l’enseignement et la pratique du chant et de la danse jouent un rôle capital pendant l’initiation. Il permet à chacun de participer, selon son sexe, son âge, sa position dans la société, à l’accomplissement des manifestations de la collectivité que sont les diverses cérémonies (mariage, funérailles, levée de deuil) de la vie traditionnelle. Complément naturel de la parole, la voix chantée exprime l’irrationnel des choses que le langage parlé n’expose qu’incomplètement. Elle détient des vertus qui lui sont propres: elle permet tour à tour de guérir un malade, d’honorer les ancêtres, d’endormir un enfant ou de chasser les mauvais esprits. Elle se manifeste en de nombreuses circonstances: en solo, avec accompagnement instrumental ou orchestral, en groupes (chœurs de femmes, chœurs d’hommes, chœurs mixtes), et fait appel à un grand nombre de techniques différentes selon les régions et les genres. Qu’il s’agisse du chanté-chuchoté des joueurs d’inanga du Burundi, du yodle des Pygmées ou des effets spectaculaires de vibrato des Bissa du Burkina Faso, la voix connaît en Afrique un très large éventail de styles et de modes d’expression.

La relation entre le parlé et le chanté – et plus généralement entre le langage parlé et la musique – est particulièrement étroite. Il est vrai que, dans de nombreux cas, les langues africaines portent en elles-mêmes des caractères fonctionnels mélodiques qui les prédisposent au passage naturel et progressif du parlé au chanté. Les langues en question sont dites «à tons» parce que, contrairement aux langues européennes par exemple, elles tiennent compte de la position mélodique des syllabes les unes par rapport aux autres. On sait en effet que, dans les langues européennes, chaque syllabe est caractérisée par sa sonorité propre qu’on identifie clairement quelle que soit la hauteur mélodique ou l’intensité. Ainsi, le mot piano est toujours reconnaissable et conserve la même signification, qu’on prononce le pia dans le grave et le no dans l’aigu ou vice versa. Au contraire, dans une langue à tons, le mot piano (à supposer qu’il existe) pourra changer de signification selon que le pia sera dans le grave ou l’aigu par rapport au no , donnant ainsi trois possibilités différentes: pia (aigu) no (grave); pia (grave) no (aigu); pia et no sur le même ton. Deux conséquences découlent de ces caractéristiques des langues à tons: l’impossibilité de chanter une phrase sur n’importe quel air ou vice versa; la possibilité de reproduire avec certains instruments de musique la structure mélodico-rythmique d’une phrase parlée. L’indépendance de la parole et du chant se trouve alors accentuée, la parole conditionnant d’une certaine manière la forme mélodique chantée.

Cette nature mélodique de la phrase parlée est souvent exploitée de manière originale dans le jeu instrumental. C’est ainsi que des instruments de musique – tambours, xylophones, flûtes, sifflets, hautbois, trompes – sont utilisés non seulement pour faire de la musique mais pour parler. Il ne s’agit pas de signaux sonores (qu’on rencontre cependant par ailleurs) fondés sur des procédés analogues au morse , mais bien d’un langage instrumental visant à la reproduction des phrases parlées. Chaque langage instrumental s’organise à partir du principe général précédemment exposé, mais en faisant appel à d’autres procédés complémentaires encore mal connus et qui varient selon les régions: il peut procéder par paraboles ou en usant d’un même répertoire de phrases toutes faites ou encore par association d’idées. Il peut n’être compris que par certains initiés ou au contraire par tous. Ainsi, en République centrafricaine, le langage tambouriné est couramment utilisé pour communiquer à longue distance, au point que l’administration l’emploie pour convoquer les villageois ou leur donner certaines instructions. Chez les Ndokpa, on se sert d’un instrument composé de trois lames de bois posées sur une fosse faisant caisse de résonance; les lames sont frappées avec une paire de mailloches; à partir des trois sons différenciés correspondant aux trois lames (un ton haut, un ton intermédiaire, un ton bas), on peut reproduire sur l’instrument le contour mélodique d’une phrase parlée qui s’organise elle aussi à partir de ces trois tons. Associé à un autre instrument (xylophone en calebasse), l’instrument parleur peut exécuter tantôt des phrases signifiantes, tantôt des rythmes ou des structures strictement musicales: à un moment par exemple, il s’adresse aux célibataires d’alentour et les convie à venir danser, puis, dans la continuité, il exécute des rythmes et des formules mélodiques non signifiantes, puis se remet à parler et ainsi de suite. Il est difficile d’apprécier cette combinaison du parlé instrumental et de la musique sans paroles lorsqu’on n’est initié ni à la langue ni au système de transposition instrumentale; mais on peut imaginer que la rencontre et la fusion en une même expression du parlé et de la musique offrent des ressources exceptionnelles. Chez les Yorouba du Nigeria ou du Bénin, on utilise le même principe de décalque de la langue parlée à l’aide du tambour d’aisselle. Il s’agit d’un instrument composé d’un corps en forme de sablier de part et d’autre duquel sont tendues deux peaux que relie un réseau de lanières de cuir. L’instrument étant maintenu sous l’aisselle, le musicien peut faire varier la tension des peaux en comprimant plus ou moins avec son bras le réseau de lanières. En percutant une des peaux avec une baguette de bois et en agissant simultanément sur la tension de celle-ci, on obtient des sons de hauteur variable et des effets de glissement qui imitent admirablement la voix parlée.

Les structures formelles

On attribue souvent à la musique africaine une exceptionnelle richesse rythmique. Il est vrai que le rythme, élément essentiel de la musique, est maîtrisé en Afrique avec une rare habileté, notamment lorsqu’il s’organise en polyrythmie ou qu’il use de ces effets caractéristiques que sont les subtiles variations d’accentuation, de résonance, de timbre et de durée dans le développement d’une formule apparemment répétitive. Il est souvent traité comme un art de la variation dont maints aspects semblent d’ailleurs avoir été retenus par le jazz. S’il arrive que certains rythmes soient nettement mesurables, il est fréquent d’entendre des rythmes d’une telle complexité qu’il semble impossible d’en définir d’une manière rationnelle les caractères précis. On a souvent l’impression qu’il s’agit d’une suite de formules rythmiques plus ou moins irréductibles se définissant par rapport à une pulsation régulière et isochrone, exprimée ou sous-entendue, qui jouerait dans l’ordre rythmique un rôle comparable à celui du bourdon dans l’ordre mélodique modal. La notion du global est si forte en Afrique qu’il est, par définition même, arbitraire et étranger à la conception de la musique d’examiner ses structures rythmiques indépendamment du timbre, de la mélodie, du complexe concret dans lequel elles s’insèrent.

Il est cependant possible de déterminer certains aspects plus généraux de l’organisation sonore, notamment les échelles ou les modes de référence, divers types de combinaisons mélodiques. C’est ainsi qu’on rencontre une très grande variété de formes mélodiques chantées ou instrumentales, se référant à des échelles différentes dont la plus répandue semble être l’échelle pentatonique anhémitonique. La notion modale d’organisation mélodique par rapport à un pôle d’attraction déterminé est présente dans la plupart des musiques de l’Afrique islamisée. Elle est en général associée à l’homophonie, c’est-à-dire lorsqu’il y a plusieurs voix à l’exécution simultanée d’une même mélodie ou en tout cas à l’affirmation d’une mélodie principale, quitte à ce que celle-ci soit accompagnée par un instrument, un orchestre ou d’autres voix jouant des variations ornementales qui la soutiennent plus qu’elles ne s’y opposent. En revanche, la polyphonie, c’est-à-dire l’émission simultanée de plusieurs mélodies différentes, se rencontre sous diverses formes, surtout dans les régions de forêt. Il est impossible de citer les multiples aspects connus de l’organisation musicale, les échelles, les modes, les types d’ornementation, les caractères mélodiques, les dispositions formelles, très diversifiés en Afrique. Au regard de l’ethnomusicologie, le catalogue des musiques africaines recensées, enregistrées et à plus forte raison étudiées demeure cependant très incomplet.

Musique et société nouvelle

La musique qui se pratique aujourd’hui en Afrique n’est pas toujours conforme à ce qui vient d’être dit dans son contexte traditionnel, c’est-à-dire conforme à un certain style, à certains modèles hérités du passé. Certes toute musique vivante, même traditionnelle, est un renouvellement, une mise en vie, un ajustement à l’actualité et au moment. Mais le renouvellement prend une forme bien différente lorsqu’il s’inspire d’un élément extérieur, selon qu’il absorbe, assimile et domine cet apport extérieur ou, au contraire, qu’il se laisse dominer par lui. Il existe en Afrique une gamme très complète de ces musiques influencées par des éléments culturels d’origine extérieure. Certaines font allusion à des événements internationaux, introduisent des citations mélodiques d’origine extérieure, parfois même font appel à des instruments soit non africains, soit modifiés (cordes en nylon, résonateurs faits de boîtes de conserve, etc.) sans toutefois sortir délibérément du cadre traditionnel. D’autres, en revanche, ont franchement rompu avec la tradition. Il en est ainsi de la musique dite congolaise, qui s’est développée surtout au Congo et en Afrique centrale. Fortement inspirée par certaines musiques de danse afro-cubaines (elles-mêmes partiellement d’origine africaine), la musique «congolaise» est très prisée par la jeunesse africaine. Elle constitue une des formes les plus populaires de musique citadine africaine. Les instruments utilisés ne sont évidemment pas traditionnels et la guitare joue en général un rôle important. Parallèlement à cette musique «congolaise», le high life s’est développé à partir du Ghana dans toute l’Afrique de l’Ouest. Les instruments à vent jouent ici un rôle plus important. Dans les pays où l’Islam domine, la musique des orchestres soudanais de variétés est très appréciée. Le christianisme a donné naissance en Afrique à certaines formes nouvelles prenant plus ou moins appui sur le fond traditionnel.

Il est inévitable que les musiques traditionnelles africaines disparaissent en tant que telles ou se transforment radicalement à mesure que la société nouvelle, avec son mode de vie, ses valeurs, son industrie, ses moyens de communication, se substituera aux sociétés traditionnelles. C’est la raison pour laquelle il est urgent d’en fixer par l’enregistrement sonore et le film les témoignages encore vivants.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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